La réforme de la carte des zones défavorisées qui a suscité la colère des agriculteurs du Sud-ouest n’est pas une affaire franco-française. C’est une réforme qui est dans les cartons de l’Union européenne depuis 2005, maintes fois repoussée par les Etats membres car elle est potentiellement explosive, comme viennent de le démontrer les dernières semaines.
La définition des zones défavorisée remonte à 1976. A l’époque, l’Europe veut lutter contre la déprise agricole en aidant les exploitants localisés dans des zones agricoles réputées difficiles à exploiter, et pour lesquelles donc elle est prête à financer une « Indemnité compensatoire des handicaps naturels » (ICHN) censée compenser le désavantage concurrentiel lié à des conditions naturelles peu propices à l’agriculture. Entrent dans la catégorie des zones défavorisées les zones de montagne et de haute montagne, mais aussi des zones dites « défavorisées simples » (ZDS) et des zones à « handicap spécifique ». Les critères pour entrer dans ces deux dernières catégories ne sont pas exclusivement des critères biophysiques comme la pente, la nature des sols ou le climat. L’Europe autorise les Etats membres à utiliser des critères de fragilité socio-économique ou d’importance des espaces ruraux, comme la faiblesse de la population rurale, l’emploi agricole, le maintien des paysages.
En moyenne en 2006, dans l’UE-27, le tiers de la SAU était classée en zone défavorisée simple, et 16% en zone de montagne. Malte (100%), le Luxembourg (95%) et la Finlande (95%) ont des taux de zones défavorisées très élevés. Les plus bas se trouvent au Danemark (1%), aux Pays Bas (12%) et en Belgique. Une analyse de l’IEEP de 2006 fournit une comparaison intéressante des montants moyens et de la part dans le revenu des agriculteurs de l’ICHN.
Mais l’ICHN est depuis longtemps sous le feu des critiques. Plusieurs rapports internes à la Commission européenne et de la Cour des Comptes européenne pointent du doigt l’hétérogénéité des critères de classement entre Etats membres, qui a pu amener à donner des avantages indus à certaines zones, introduisant ainsi des distortions de concurrence entre agriculteurs européens. Dès 2005, le règlement du développement rural (No 1698/2005) annonce que les critères socio-économiques ne devraient plus être utilisés à terme pour identifier les zones défavorisées. Une étude du Joint Research Center de 2007 montre aussi que l’évolution des conditions technologiques remettait en question la sévérité des « handicaps » subis et justifie la remise à plat des cartes d’éligibilité.
Cette idée est reprise dans le règlement de 2013 (1305/2013) qui impose à l’horizon 2018 (délai repoussé à 2019 par le Règlement Omnibus) une révision de la carte des zones défavorisées simples (hors zones de montagnes dont la définition reste inchangée) pour passer à une carte de zones soumises à contraintes naturelles, classées sur la base de 8 critères biophysiques (pour une description fine, voir ppt de l’INRA). Mais dans ce règlement, la Commission introduit la notion de « fine-tuning »: il est possible d’ajuster la nouvelle carte à la marge pour prendre en compte des critères non directement biophysiques, liés aux caractéristiques et besoins des systèmes de production. La définition de ces critères est sous la responsabilité de chaque Etat membre qui devra la justifier et obtenir la validation de Bruxelles. Mais cet ajustement reste limité car il ne peut pas concerner plus de 10% de la SAU nationale.
Les Etats membres s’engouffrent cependant dans cette brèche pour pouvoir réintégrer certaines zones qui perdent leur éligibilité aux primes ICHN sur la seule base des critères biophysiques. En France, les discussions s’engagent dès 2016 avec les professionnels agricoles, pour établir le nouveau zonage. C’est un sujet sensible. En effet, le montant moyen de l’ICHN est de 150 €/ha (soit 7 450€ par bénéficiaire). L’ICHN bénéficie à 85 000 exploitations, localisées principalement dans les régions de montagne. Les régions Auvergne, Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes concentrent ainsi plus de 50 % du milliard annuel consacré à l’ICHN.
Une première tentative de redéfinition des zones est lancée par le ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll en décembre 2016 puis revue en mars 2017 avec la prise en compte de nouveaux critères relatifs à l’emploi agricole, à la densité des haies et aux surfaces dites « peu productives ». L’exclusion de 15% des zones jusque-là classées en ZDS fait monter la pression surtout en territoire d’élevage. Mais les tentatives pour intégrer davantage de communes se heurtent à la règle des 10% et, dans un contexte d’enveloppe budgétaire constante voire en diminution, tout élargissement des zones éligibles se fait automatiquement aux dépends du niveau des paiements par hectare.
La nouvelle proposition portée par le Ministre Stéphane Travert a elle aussi mis le feu aux poudres car de nombreuses communes du Gers et du Lot et Garonne se sont retrouvées hors de la carte. Le ministère a proposé d’intégrer des critères de continuité territoriale (pour réintégrer des communes perdant l’éligibilité mais situées dans des zones par ailleurs entièrement classées) et a aussi précisé le critère densité de haies pour l’associer au morcellement des parcelles. Le critère économique s’est aussi durci puisque seules les zones dont la production brute standard (une mesure statistique du chiffre d’affaire potentiel) par hectare est inférieure à 85% de la moyenne nationale sont retenues au lieu de 90% jusqu’à présent. Enfin, pour résoudre l’équation budgétaire, il est aussi envisagé de suspendre l’ICHN végétale pour privilégier les zones d’élevage. Les communes sortent et re-rentrent donc dans le zonage ICHN au gré des indicateurs, ce qui accentue l’inquiétude dans les campagnes.
Le reste de l’Europe fait face au même dilemme. Seuls quelques Etats membres ont réussi à soumettre leur nouvelle carte à la Commission européenne. Et Bruxelles risque de devoir faire face à la colère des agriculteurs à un moment où elle travaille d’arrache-pied sur les propositions de réforme pour la PAC 2020.
Lire aussi en anglais les deux excellent (et très détaillés) articles d’Allan Matthews :
The ANC delimitation controversy continues
Designating new areas with natural constraints
Et pour en savoir plus sur l’ICHN, vous pouvez vous inscrire sur le cours pour les experts